Travail que vaille

 

Adapté du livre de Didier Eribon
 et narré par Adèle Haenel, le beau documentaire de Jean-Gabriel Périot brille par son montage d’archives très riches, retraçant une histoire de la classe ouvrière et de la condition féminine.

Sans doute n’était-ce qu’une question de temps avant que le cinéma ne s’empare de Retour à Reims, best-seller et essai autobiographique du sociologue Didier Eribon. Ce parcours d’un intellectuel « transfuge de classe », revenant sur les traces du milieu ouvrier de son enfance, Jean-Gabriel Périot l’adapte en assemblant de merveilleuses images d’archive. En choisissant quelles lignes de force découper dans un texte de plus de 200 pages, le documentariste en délaisse d’autres – notamment l’homosexualité du narrateur, sujet pivot du livre et absent des « fragments » ici retenus. La perspective adoptée n’en est pas moins rare et précieuse. Traversée des années 30 à nos jours, elle n’offre pas seulement une radiographie de la montée de l’extrême droite chez les laissés-pourcompte, en s’attachant à la trajectoire de la grand-mère et de la mère du narrateur, ex-adhérente au PC ayant donné son vote au FN. Plus vastement, se dessine une histoire de la classe ouvrière au filtre de la condition féminine. Femmes tondues, femmes avortées, femmes ménagères... La « violence nue de l’exploitation » croise le récit souterrain de leur épuisement et de leurs humiliations à travers les âges. On ne s’étonnera pas, dès lors, que la voix off du film soit assurée par cette figure de l’engagement féministe qu’est devenue la comédienne Adèle Haenel.

Manifeste


Retour à Reims trouve une place cohérente dans l’œuvre documentaire de son auteur, dont c’est le quatrième long-métrage après plusieurs dizaines de films courts. Dans Une jeunesse allemande (2015), retraçant l’histoire de « la bande à Baader », il relatait la violence politique des années de plomb en Allemagne de l’Ouest. Quatre ans plus tard, il abordait dans Nos Défaites l’héritage militant d’une classe de lycéens en banlieue parisienne, revisitant tantôt le cinéma de Mai 68, tantôt les images d’intervention à Mantes-la-Jolie, où des adolescents furent mis à genoux par la police en 2018. Interviewé en visio, le réalisateur détaille à propos de Retour à Reims : « Le livre m’avait d’abord entraîné émotionnellement. En tant qu’homosexuel de province qui travaille dans la culture, issu d’une famille non pas ouvrière mais de travailleurs isolés, j’ai beaucoup de points communs avec Didier Eribon. Le relire au moment où je me posais des questions sur mon statut de cinéaste et ma provenance de classe m’a fait apparaître autre chose: une histoire sociale, et surtout politique de la classe ouvrière française. Je me suis dit que s’il y avait un film à faire dans la France aujourd’hui, qui pousse Éric Zemmour et le Rassemblement national très haut, il serait là .» Le film a la beauté des collages qui piochent et travaillent des matériaux disparates. Sensible, parce qu’il a l’humilité de se souvenir des films qui l’ont précédé, et qu’il n’assigne pas les images à résidence, dans les étuis de fictions ou les reportages où elles ont été glanées. Loin de s’en remettre uniquement aux œuvres emblèmes (Le Joli Mai de Chris Marker, L’Amour existe de Pialat...), l’ensemble vaut comme un manifeste pour une télévision comme on n’en fait plus, portant la mémoire de programmes disparus.

Où est donc passée cette télé d’avant 1980, qui tenait quasiment du cinéma d’observation, documentant la vie prolétaire sans en faire un spectacle, laissant à chaque individu le temps de la parole ? Y compris celui de dire à la caméra, sur un ton d’excuse, cette « peur de devenir muet » qu’exprime un ouvrier à l’écran, le fait de s’interdire le moindre rêve de première classe, dont témoigne une mère de famille...

Échafaudage théorique

« L’amplitude temporelle du film fait forcément apparaître une histoire de la représentation qui est très importante pour moi, confirme Périot. Quand on regarde le film, on n’a pas l’impression de voir une texture de télévision des années 60 parce qu’on a fait restaurer le 16 millimètres. Mais on a surtout du mal à se dire que la télé a pu être intéressante un jour dans sa forme et dans son fond. Des émissions comme 16 millions de jeunes, les Femmes d’aujourd’hui...Ça ressemblait à du très bon documentaire ethnographique ou à de la radio filmée. Ce sont des témoignages impressionnants des conditions de vie de gens qui ont totalement disparu avec l’irruption de la vidéo et du direct dans les années 80. Cela correspond aussi à un changement dans l’ordre de la parole politique : tout à coup, il n’y a plus de place pour eux. »
Un défi se laisse sentir dans le film. Au son,
la pensée très construite, intellectuellement imposante du sociologue risque à chaque instant de cannibaliser les images, ou de les reléguer au rang d’illustrations. Pour Périot, « l’enjeu de réalisation pure » se situait là : ne pas paraphraser le récit sonore avec le récit visuel, mettre en évidence les liaisons secrètes qui existent entre les deux. Çà et là, la mise en tension n’est pas toujours opérante, le texte menace de devenir litanique à l’oreille comme si les images réclamaient de s’exprimer plus fort que lui. On le leur accorde volontiers à mesure que le film enfle, s’élargit dans un dernier mouvement qui laisse le dernier mot à la lutte collective, pareille à une fête de la colère.

L’échafaudage théorique s’efface pour laisser parler la rue, notamment les images de manifs de gilets jaunes, qui tiennent lieu d’épilogue. « L’histoire m’intéresse quand elle est contemporaine et active, qu’elle m’aide à comprendre le monde aujourd’hui, explique Périot. Je ne suis pas dans le devoir de mémoire ou la niche déplorative, qui consisterait à dire “regardez les difficultés de ces gens-là à l’époque” en présupposant qu’aujourd’hui, ça va mieux...» En parlant du passé, Retour à Reims ne semble jamais nous parler qu’au présent.

 

Sandra Onana
Libération
30 mars 2022